Une expérience sur la féminisation d'un texte

Depuis quelques années, la féminisation des textes1 n'est plus restreintes aux groupes de militants et militantes d'extrême gauche, mais s'est développée dans un espace public plus large, ce qui entraîne des réactions passionnées. Si je suis favorable à son utilisation, je ne suis pas d'accord avec la plupart des arguments qui y sont opposés :

  • c'est moche (c'est une question d'habitude) ;
  • c'est illisible (c'est une question d'habitude) ;
  • c'est en rupture avec les usages actuels (le français est une langue vivante, seules les langues mortes n'évoluent plus) ;
  • il ne faut pas toucher à la langue de Molière (nous n'écrivons plus la langue de Modière depuis longtemps : « Je le ſçavois bien, moy, que vous l'épouſeriez ») ;
  • cela rend la lecture difficile pour les dyslexiques (c'est un des rares arguments avec lequel je peux être d'accord, mais il suffit alors d'utiliser une forme neutre)
  • cela nécessite des efforts supplémentaires, pour la lecture comme pour l'écriture (si ces efforts permettent de ne plus exclure la moitié de l'humanité, je suis prêt à les faire) ;
  • c'est inutile, puisque le genre masculin est en français le genre générique (c'est l'argument de l'Académie française, et c'est l'objet de cet article).

Mais pourquoi s'embêter avec tout cela, puisqu'en français, le masculin est le genre neutre ? Féminiser un texte a-t-il une utilité autre que cosmétique ? J'avais entendu parler d'une expérience dans laquelle on demandait à des personnes de citer « l'homme politique » ou « l'homme ou la femme politique » qu'elles imaginaient présider la République, et où l'on observait que davantage de femmes étaient proposées dans le second cas que dans le premier, ce qui tend à montrer que les mots ont une influence sur notre manière de penser (ce qui correspond à l'hypothèse de Sapir-Whorf). Je n'ai pas réussi à remettre la main sur un récit de cette expérience, mais j'ai remarqué que je pouvais en réaliser une variante avec mes élèves.

Protocole

Depuis que j'ai commencé ce métier (ou presque), je pose à mes élèves des questions de culture générale, la première étant :

Citer un mathématicien et dire pourquoi il est connu.

J'ai posé cette question pendant six ans, à deux classes chaque année, et une seule élève a proposé une mathématicienne (la question suivante était alors : « Citer une mathématicienne et dire pourquoi elle est connue. »). Cette question étant posée en devoir à la maison, les élèves ont toutes les sources du monde à disposition.

Cette année, j'ai posé la question féminisée suivante :

Citez un mathématicien ou une mathématicienne, et dire en quelques lignes pourquoi cette personne est connue.

Pour les influencer le moins possible, je n'ai pas lu la question en classe (je leur ai laissé découvrir sur le sujet à la maison).

Résultats

Je n'ai pas compté précisément le nombre de réponses obtenues à la question non féminisée. Mais deux classes (de 30 à 35 élèves) pendant six années, en comptant 25 réponses par classe pour enlever les non-réponses (ce que je pense être en dessous de la réalité), cela donne $6\times2\times25=300$ élèves. En d'autres termes, sur 300 réponses, une seule concernait une mathématicienne, soit 0,33 % (les 299 autres concernant des mathématiciens).

Cette année, en utilisant la version féminisée, sur mes deux classes, sur 51 réponses, 5 sont des femmes, soit 9,81 % (voir les données brutes).

Élèves
Garçons ♂ Filles ♀ Total
Mathématicien ♂ 19 27 46
Mathématicienne ♀ 0 5 5
Total 19 32 51

Lecture : 27 mathématiciens (hommes) ont été cités par des élèves filles.

Une autre manière de voir cette différence est qu'avec une année de la version féminisée, j'ai eu cinq fois plus de réponses qu'en six année de version neutre. De plus, cette différence est significative2.

Remarquons aussi que, quelle que soit la version (féminisée ou non), pas un seul garçon n'a proposé de mathématicienne.

Critiques

Cette expérience n'est évidemment pas parfaite. Plusieurs paramètres ont pu fausser les résultats.

  • Les échantillons n'étaient peut être pas représentatifs : j'ai peut-être la chance cette année d'avoir une population d'élèves plus sensibles à la cause féministe que les années précédentes.
  • On parle de plus en plus de féminisme dans la société ces dernières années, ce qui a pu influencer les réponses (j'ai pu observer notamment, chez les élèves, le passage de la célébration du 8 mars de la journée de la femme (on offre une rose aux filles de la classe) à la journée des droits des femmes (différentes manifestations féministes au sein du lycée)).
  • Par paresse, les élèves ont pu se contenter de citer les mathématiciens qu'ils et elles connaissent (principalement Pythagore et Thalès) plutôt que faire des recherche. Et puisque qu'à ma connaissance, aucune mathématicienne n'est au programme de mathématiques au collège ou au lycée, les élèves ont cités en priorité des hommes. Néanmoins, vu la diversité des réponses obtenues, je pense que des recherches ont été effectuées.
  • Cette année (version féminisée), j'ai donné l'une de mes classes quelques idées d'exposés à faire en classe. J'ai donc parlé du film Les Figures de l'ombre, biographie de trois mathématiciennes, dont deux citées par les élèves : Dorothy Vaughan et Katherine Johnson.

Conclusion

Cette expérience prouve donc que féminiser cette question change les réponses, en incluant plus de femmes. J'espère ainsi diminuer le stéréotype masculin accolé aux études scientifiques en incluant davantage les élèves filles dans l'enseignement des mathématiques. Cela me renforce donc dans l'idée de féminiser les cours que je dispense à mes lycéens et lycéennes.


  1. Même si pour l'expérience décrite ici, j'ai utilisé les deux formes (mathématicien ou mathématicienne), je ne privilégie pas dans ce texte une quelconque forme de féminisation (même si j'ai mes préférences, mais c'est une autre histoire) : tiret (mathématicien-ne-s), point médian (mathématicien·ne·e), parenthèse (mathématicien(ne)s), majuscule (mathématicienNEs), utilisation du neutre (personnes faisant des mathématiques), utilisation des deux formes (mathématiciens et mathématiciennes), et toutes celles que j'aurais pu oublier.

  2. Calculons les intervalles de confiance à 95 % de ces deux proportions, en utilisant la formule $p-1,96\sqrt{\frac{p(1-p)}{n}}\leq f\leq p+1,96\sqrt{\frac{p(1-p)}{n}}$, où $p$ est la fréquence observée, $f$ est la proportion théorique, $n$ est la taille de l'échantillon.

    Nous obtenons alors comme intervalles de confiance :

    • pour la version non féminisée, $p=1/300$, $n=300$, et l'intervalle de confiance est alors : $\left[0; 0,99\,\%\right]$ ;
    • pour la version féminisée, $p=5/51$, $n=51$, et l'intervalle de confiance est alors : $\left[1,64\,\% ; 17,97\,\%\right]$.

    En d'autres termes, on peut affirmer, avec peu de chances de se tromper, qu'à la question non féminisée, moins de 1 % des élèves proposeraient une mathématicienne, alors qu'avec la version féminisée, entre 1,67 % et 17,97 % des élèves proposeraient une mathématicienne : dans ce cas, avec la version féminisée, il y a plus de chances que les élèves proposent des mathématiciennes qu'avec la version non féminisée.